En relayant ces expériences, le collectif « On vaut mieux que ça » entend donner la parole aux internautes pour montrer au gouvernement le mauvais traitement qui leur est fait quotidiennement au travail. Leur exigence est claire : le retrait total de l’avant-projet de loi El Khomri, du nom de la ministre du travail qui le porte.
Cette loi compte modifier le droit du travail en accordant davantage de flexibilité aux entreprises, au détriment parfois de la protection des travailleurs. Le collectif s’y oppose, mais ne propose pas d’alternative : selon ses membres, cette mobilisation numérique est une « plateforme d’expression » qui n’a pas vocation à être une force de proposition.
Ils sont une trentaine — travailleurs, chômeurs, étudiants — pour faire fonctionner ce collectif
« Il y avait quelque chose dans l’air depuis un moment, raconte celle qui s’exprime sur Twitter sous le nom de Charles Salmacis, et la loi travail a précipité les choses. » Depuis dix jours, cette étudiante de 22 ans réceptionne et trie les témoignages qui parviennent au collectif par mail, pendant que d’autres s’occupent des fils Twitter, pages Facebook et chaînes Youtube.
Ils sont une trentaine de travailleurs, d’étudiants et de chômeurs à se répartir les tâches après s’être fédérés via les réseaux sociaux. Certains sont des petites stars sur Internet, comme Bonjour Tristesse, « spécialiste des coups de gueule » sur la toile. Il cumule plus de 11 millions de vues sur ses vidéos où il réagit de manière virulente à l’actualité, depuis son canapé. D’autres sont des anonymes de Youtube, novices en la matière, un peu désemparés face à un succès auquel ils ne s’attendaient pas. Si certains sont d’anciens militants, la majorité d’entre eux n’a jamais adhéré au moindre parti. Leur initiative se revendique « politisée, mais pas politique ». « Nous avons une fibre de gauche évidente, mais composite et plurielle, résume Charles Salmacis. Nous sommes indépendants de tout parti. »
Le but du collectif, c’est de briser la réticence des citoyens qui ne se sentent pas légitimes pour parler politique. Les internautes racontent la pression qu’ils ressentent au travail, parfois montrant leurs visages, parfois ne prêtant que leurs voix ou ne voulant témoigner que par écrit. Un jeune chômeur montre face-caméra la pile des contrats, d’une après-midi ou d’une semaine, qu’il a accumulée depuis un an qu’il cherche du travail. Un geek raconte qu’il fait un « boulot de merde » dans lequel on le prend pour un robot. Une stagiaire explique qu’une même entreprise lui a fait plusieurs conventions de stage pour éviter de la payer en l’embauchant plus de deux mois d’affilée. Une employée se plaint de croiser des souris dans son bureau. Une autre explique que son patron lui déconseille de tomber enceinte si elle veut garder sa place. Le ton des témoignages est tantôt léger tantôt sombre : on y parle autant des pauses pipi dont le temps est décompté du salaire, que du collègue qui a tenté de se suicider parce qu’il étouffait au travail.
« Les hommes politiques sont les moins concernés par le monde du travail, et ce sont pourtant eux qui en parlent à notre place », affirme Big Brother, 23 ans. « Chômeur diplômé », il a rejoint le collectif quelques jours après sa création. Jusque-là, il ne faisait que « de petites vidéos sur la musique, qui ne faisaient même pas 200 vues sur Youtube ». Il ne parlait jamais de politique en son nom propre, et considère « ne pas être très calé dans le domaine ». Mais pour lui, « tout le monde est compétent en politique, parce que la politique concerne le peuple ». Pour comprendre et évaluer le projet de réforme du droit du travail, « il suffit d’un peu de temps et de café ». Quand on lui fait remarquer des approximations qui traînent dans les vidéos des Youtubeurs décortiquant le projet de loi, il précise que « l’erreur est humaine », et que « les gens sont suffisamment intelligents pour faire la différence entre les formules de style, qui exagèrent un peu, et la pensée profonde ».
en million le nombre de vues que la vidéo de lancement a cumulé sur Facebook en moins de dix jours.
Le collectif plaide pour le retrait de l’avant-projet de loi El Khomri, mais n’y propose pas d’alternative : « Ce n’est pas notre rôle, explique Charles Salmacis. Nous ne sommes pas dans l’échiquier politique, nous n’avons pas d’agenda précis. On laisse ça aux partis. Nous n’avons pas forcément besoin d’avoir une proposition, puisque notre rôle c’est de repolitiser la prise de parole, et c’est déjà pas mal. » Big Brother précise que le collectif « ne s’est pas concerté à 100% sur une possible alternative », mais qu’à titre personnel il souhaiterait une « vraie concertation populaire, avec tirage au sort de citoyens pour parler avec le gouvernement, et pourquoi pas une série de référendums autour d’idées un peu vagues sur le travail ».
La volonté du collectif n’est pourtant pas de s’ouvrir à la concertation. « Il n’y a pas de place pour le compromis, affirme catégoriquement Charles Salmacis. Le but n’est pas de dialoguer avec le gouvernement mais avec les gens ». Le 25 février, le gouvernement a créé le compte Twitter @LoiTravail pour jouer dans la même cour que les vidéastes. Une initiative qui ressemble à un échec puisque elle a été détournée et parodiée par les internautes avec qui elle souhaitait dialoguer. « Ce compte Twitter me faisait plus penser à Tchoupi qu’à un compte Twitter politique », se moque Big Brother, qui y voit un « coup de com’ lamentable et infantilisant ». Aucun échange entre le collectif et le gouvernement n’a suivi.
Bonjour Twitter, je suis le projet de #LoiTravail. On parle beaucoup de moi mais on me connaît mal. Et si on faisait connaissance ?
— La loi Travail (@LoiTravail) February 25, 2016
« Nous ne sommes ni des porte-paroles ni des meneurs, mais des relais », prévient Charles Salmacis. Le collectif ne souhaite faire émerger aucune personnalité, et ne dicter aucune attitude. L’organisation en interne est d’ailleurs horizontale, et le collectif veille à faire tourner les apparitions médiatiques pour éviter que l’un des pseudonymes n’en devienne la star. « On ne veut pas que le mouvement s’incarne autour d’un avatar précis », répètent les Youtubeurs en redirigeant les journalistes vers des voix qui ont été moins entendues. Charles Salmacis précise que « le hashtag est là pour que les gens s’en emparent ».
Terrene Trash, confrère youtubeur, s’est emparé du hashtag des frondeurs de la Toile, mais pour le critiquer. « Si tout ce que tu peux faire en matière de mobilisation politique c’est un hashtag, tu vaux pas mieux que ça », lance-t-il dans une tribune vidéo. Il résume le mouvement à un « hashtag pas content », et le caricature en proposant à ses auditeurs : « abonne-toi pour sauver les dauphins ». En cause, ce qu’il appelle « l’illusion d’agir sur internet ». « Ce n’est pas de la mobilisation, encore moins de l’insurrection, c’est juste faire ouin ouin chez soi en caleçon », affirme-t-il. La politisation numérique voulue par le collectif en reste selon lui à une politisation virtuelle, qui ne fait que diluer un débat social pourtant essentiel. Il refuse d’applaudir derrière son écran : « Un hashtag ce n’est pas mieux que rien, parce que ça canalise dans un truc complètement vain une énergie qui pourrait servir à changer le monde ».
Terrene Trash rappelle que « le hashtag est de plus en plus utilisé pour tout et n’importe quoi ». Dès le début, le lien entre les témoignages et le projet de loi El Khomri lui semblait ténu, et la méthode du collectif paradoxale : « Cette mauvaise expérience que les témoins ont eue, ils l’ont eue avec le code du travail actuel, pas avec un avant-projet de loi », fait-il remarquer. Selon lui, il aurait fallu « raconter les fois où le code du travail a protégé des travailleurs », par des mesures vouées à disparaître avec la réforme El Khomri. Il appelle, pour sa part, à une mobilisation active : que les internautes écrivent à leurs députés, et pourquoi pas, que des Youtubeurs émergent en politique en dehors de tout parti. « Si j’avais plus de 10 000 abonnés comme certains du collectif, imagine-t-il, je me présenterais aux législatives ».
Parfois soupçonné de fricoter avec les partis de gauche, le collectif « On vaut mieux que ça » insiste sur son indépendance et ne compte pas se lancer dans la moindre élection. Jean-Luc Mélenchon, qui exige lui aussi un retrait total du projet de loi, a salué le hashtag sur Twitter.
Excellente initiative de youtubeurs contre la loi travail ! Participez sur #OnVautMieuxQueÇa ! — https://t.co/Rxs1stSx1i
— Jean-Luc Mélenchon (@JLMelenchon) February 24, 2016
Mais Bastien Lachaud, responsable de la stratégie numérique pour la campagne 2017 de Mélenchon, affirme qu’il n’y a « aucune tentative de récupération politique dans ce soutien ». « Cette initiative agit en dehors des cadres traditionnels et met en évidence le fait qu’il y a en France un peuple conscient et révolté, analyse-t-il. Pour la suite, il faudra de toute façon redonner la parole aux syndicats. La mobilisation numérique est nécessaire, mais elle ne dispose pas des outils suffisants pour aller plus loin dans les mois qui viennent, et qui seront décisifs pour le droit du travail. »
Le collectif, pourtant, croit à son influence sur le long terme. Il compte redoubler d’efforts, et recruter davantage. Il promet des vidéos qui « dissèquent le projet de loi d’un point de vue technique » et « de nouveaux témoignages, avec des patrons aussi ». Que la mobilisation en reste au cri de colère ou que le bruit autour de l’opération s’essouffle n’a pas l’air d’inquiéter Big Brother. Selon lui, le report de deux semaines de la présentation du projet de loi en conseil des ministres est déjà une victoire : « Ce projet est mort-né, lance-t-il, confiant. Il ne peut plus passer ».